III
UNE JEUNE DEMOISELLE

On dit que la vraie patrie d’un homme est son enfance. Et il est vrai que je me souviens encore avec nostalgie de la Taverne du Turc, malgré le temps passé. Elle a disparu, comme le capitaine Alatriste et les années hasardeuses de ma jeunesse. Mais, à l’époque de Philippe IV, cette taverne était l’une des quatre cents auxquelles les soixante-dix mille habitants de Madrid pouvaient accourir pour étancher leur soif – soit une taverne pour cent soixante-quinze personnes –, sans compter les tripots, les maisons de tolérance et autres établissements publics à la morale relâchée ou équivoque qui, dans cette Espagne paradoxale et singulière, étaient aussi fréquentés que les églises, et souvent par les mêmes gens.

Située à l’angle des rues de Tolède et de l’Arquebuse, à cinq cents pas de la Plaza Mayor, la Taverne du Turc était un de ces endroits où l’on allait manger, boire et se réchauffer les pieds. Les deux pièces où nous vivions, Diego Alatriste et moi, se trouvaient à l’étage et, d’une certaine façon, ce bouge nous servait de salle de séjour. Le capitaine aimait y descendre et s’y asseoir quand il n’avait pas mieux à faire, ce qui était le plus clair du temps. Malgré l’odeur de graillon, la fumée de la cuisine, la saleté du sol et des tables, et les souris qui couraient, poursuivies par le chat ou en quête de quelques reliefs, l’endroit était confortable. On s’y divertissait aussi, car il était fréquenté par les voyageurs de la poste, les magistrats, les greffiers, les officiers de justice, les fleuristes et les marchands des places toutes proches de la Providence et de la Cebada, ainsi que par d’anciens soldats attirés par la proximité des grandes rues et du parvis de San Felipe où tout Madrid accourait aux nouvelles. Sans parler de la beauté – un peu fanée mais encore splendide – et de la réputation acquise de longue date de la maîtresse de céans, de son vin de Valdemoro, de son muscat et de son San Martin de Valdeiglesias qui fleurait si bon. Tant mieux si l’établissement avait une porte à l’arrière qui donnait sur une cour et sur une autre rue, fort utile pour esquiver les alguazils, les argousins, les créanciers, les poètes, les amis en manque d’argent et tous les autres fâcheux. Quant à Diego Alatriste, la table que Caridad la Lebrijana lui réservait près de la porte était commode et ensoleillée. Outre le vin, elle lui apportait parfois de la cuisine des beignets à la viande ou des rillons. De sa jeunesse, dont il ne disait jamais un mot, le capitaine avait conservé un certain goût pour la lecture et il n’était pas rare de le voir assis à sa table, seul, épée et chapeau accrochés à un clou fiché dans le mur, en train de lire la dernière œuvre de Lope de Vega – son auteur favori – que l’on donnait dans les théâtres du Prince ou de la Croix, ou encore une de ces gazettes ou feuilles satiriques et anonymes qui circulaient à Madrid en cette époque à la fois magnifique, décadente, funeste et géniale, mettant en charpie autant le favori du roi que la monarchie ou Vénus, et dans lesquelles Alatriste reconnaissait souvent le génie corrosif et le mauvais caractère proverbial de son ami, l’irréductiblement grognon et populaire poète Don Francisco de Quevedo :

Ci-gît messire de la Florida

dont, dit-on, tira bon profit

Satan de sa vie.

Nul con jamais ne l’attira.

Il fut l’ennemi d’Hérode et de sa tribu,

non pour son massacre des innocents,

mais parce que tous ces si beaux enfants,

il les fit égorger sans les avoir foutus.

Et autres gentillesses du même style. Je suppose que ma pauvre veuve de mère, là-bas dans son petit village basque, n’aurait pas été très tranquille de savoir en quelles étranges compagnies me mettaient mes fonctions de page du capitaine. Mais pour le jeune Iňigo Balboa, alors âgé de treize ans, ce fascinant spectacle était aussi une singulière école de vie. J’ai déjà dit plus haut que Don Francisco, le licencié Calzas, Juan Vicufia, l’abbé Ferez, l’apothicaire Fadrique et les autres amis du capitaine fréquentaient la taverne où ils s’empêtraient dans d’interminables discussions sur la politique, le théâtre, la poésie ou les femmes, et n’oubliaient jamais de commenter les nombreuses guerres dans lesquelles s’était trouvée ou se trouvait encore mêlée notre pauvre Espagne, puissante et redoutée à l’extérieur, mais mortellement frappée au plus profond d’elle-même. Des guerres dont l’Estremadurien Juan Vicuna reproduisait habilement les champs de bataille sur la table avec des morceaux de pain, des couverts et des pichets de vin, lui qui passait pour un stratège consommé depuis qu’il avait servi comme sergent de cavalerie et qu’il avait reçu une blessure à Nieuport. Les guerres étaient redevenues d’actualité car, à l’époque de l’affaire des hommes masqués et des Anglais, il y avait deux ou trois ans, si je me souviens bien, que les hostilités avaient repris aux Pays-Bas, à l’expiration de la trêve de douze ans que le défunt et pacifique roi Philippe III, père de notre jeune monarque, avait conclue avec les Hollandais. Cette longue trêve était précisément la raison pour laquelle tant d’anciens soldats oisifs parcouraient l’Espagne et le reste du monde, grossissant les rangs des fanfarons, des matamores et des sicaires prêts à louer leurs bras pour accomplir n’importe quelle sinistre besogne. Diego Alatriste était du nombre. Mais le capitaine appartenait à la catégorie des silencieux et personne ne l’entendit jamais se vanter de ses campagnes ou de ses blessures, contrairement à tant d’autres. Quand le tambour du vieux Tercio espagnol s’était remis à battre, Alatriste, comme mon père et bien d’autres vaillants hommes, s’était empressé de s’enrôler de nouveau sous les ordres de son ancien général, Don Ambrosio Spinola, pour se battre dans ce qui allait être le début de la guerre de Trente Ans. Et il aurait continué à servir, n’eût été la très grave blessure qu’il avait reçue à Fleurus. Quoi qu’il en soit, même si la guerre contre la Hollande et le reste de l’Europe occupait les conversations, je n’entendis que bien rarement le capitaine parler de sa vie de soldat. Je ne l’en admirais que plus, accoutumé que j’étais à écouter ces matamores qui s’inventaient une campagne de Flandre, passaient la journée à parler haut et fort de leurs soi-disant prouesses en faisant sonner la pointe de leur épée à la Puerta del Sol ou dans la rue Montera, ou se pavanaient sur le parvis de San Felipe, la ceinture garnie de ces tubes de fer-blanc dans lesquels ils gardaient leurs états de service et les témoignages de leur bravoure au combat, tous plus faux que des doublons de plomb.

Il avait plu un peu, très tôt le matin, et du sol de la taverne, encore souillé de boue, montait cette odeur d’humidité et de sciure que l’on sent dans les lieux publics après la pluie. Le ciel se dégageait et un rayon de soleil, d’abord timide, puis plus sûr de lui, éclairait la table autour de laquelle Diego Alatriste, le licencié Calzas, l’abbé Pérez et Juan Vicuna s’étaient restaurés. J’étais assis sur un tabouret près de la porte et je m’exerçais à écrire avec une plume d’oie, un encrier et une main de papier que le licencié m’avait apportés à la demande du capitaine.

— Comme cela, il pourra s’instruire et étudier les lois pour dépouiller les plaideurs de leurs derniers maravédis, comme vous le faites vous autres avocats, écrivains publics et autres gens de mauvaise vie.

Calzas s’était mis à rire. La nature l’avait doté d’un excellent caractère et d’une espèce de bonne humeur cynique qui résistait à tout. L’amitié confiante qui le liait à Diego Alatriste était ancienne.

— Vous ne sauriez dire plus vrai, avait-il opiné, rieur, en m’adressant un clin d’œil. Iňigo, la plume rapporte plus que l’épée.

— Longa manus calami, fît le jésuite.

La maxime recueillit l’assentiment de tous, soit qu’ils fussent d’accord, soit qu’ils voulussent cacher leur ignorance du latin. Le lendemain, le licencié m’avait apporté une écritoire, sans doute habilement soustraite dans quelque tribunal où il gagnait bien sa vie grâce aux pots-de-vin attachés à sa charge. Alatriste ne dit rien et ne me conseilla point quant à l’usage que je devrais faire de la plume, du papier et de l’encre. Mais je lus une lueur d’approbation dans ses yeux tranquilles quand il vit que je m’asseyais à côté de la porte pour m’exercer à la calligraphie. Ce que je fis en copiant des vers de Lope de Vega que j’avais entendu le capitaine réciter plusieurs fois, les nuits où la blessure de Fleurus le tourmentait plus que d’ordinaire :

Point n’est encore là le vilain qui m’avait promis de venir pour être honoré de mourir de ma fière et très noble main…

Vers qui me paraissaient fort beaux, même si le capitaine riait de temps en temps entre ses dents quand il les récitait, peut-être pour dissimuler les douleurs de sa vieille blessure. De même que ceux-ci, entendus eux aussi durant les nuits blanches de Diego Alatriste, que je m’appliquais également à écrire ce matin-là :

Corps à corps je dois le tuer là où le verra tout Séville, en rue et place de la ville ; car celui qui tue sans lutter personne ne peut le disculper ; gagne bien plus celui qui meurt par traîtrise, que son tueur.

Je venais d’écrire la dernière ligne quand le capitaine, qui s’était levé pour prendre un peu d’eau de la jarre, se saisit du papier et y jeta un coup d’œil. Debout à côté de moi, il lut les vers en silence, puis me regarda longuement : un de ces regards que je lui connaissais bien, sereins, prolongés, aussi éloquents que pouvaient l’être toutes les paroles que je m’étais habitué à lire sur ses lèvres sans qu’il les prononçât jamais. Je me souviens que le soleil, qui hésitait encore à se montrer entre les toits de la rue de Tolède, allongea un rayon qui illumina le reste des feuilles posées sur mes genoux. Les yeux verts, presque diaphanes, du capitaine, se fixèrent sur moi, tandis que séchait l’encre encore fraîche des vers qu’il tenait entre ses mains. Il ne sourit pas, ne fit aucun geste. Il me rendit la feuille sans un mot et revint à la table. Mais je le vis encore m’adresser un long regard avant qu’il ne retourne se mêler à la conversation de ses amis.

Puis arriva Fadrique le Borgne, l’apothicaire. Fadrique venait de son officine de Puerta Cerrada où il avait préparé des remèdes pour ses clients, tant et si bien qu’il avait le gosier embrasé par les vapeurs, les mixtures et les poudres médicinales. Sitôt arrivé, il lampa une chopine de vin de Valdemoro tout en expliquant au père Pérez les propriétés laxatives de l’écorce de la noix d’Hindoustan. Sur ces entrefaites apparut Don Francisco de Quevedo, les chaussures couvertes de boue.

— La boue, qui me sert, me conseille…

Il grommelait, mécontent. Il s’arrêta à côté de moi, redressa ses besicles, jeta un œil sur les vers que je copiais et haussa les sourcils, satisfait, dès qu’il vit qu’ils n’étaient ni d’Alarcôn ni de Góngora. Puis il s’en fut de cette démarche claudicante que lui donnaient ses pieds tordus – il les avait ainsi de naissance, mais son infirmité ne l’empêchait d’être ni un homme agile ni une fine lame – pour s’asseoir avec le reste de ses amis à la table où il s’empara du premier pichet de vin venu.

— Donne-moi, ne sois pas gardeur, du clair Bacchus la divine liqueur.

Il s’était adressé à Juan Vicuna. Comme je l’ai dit, celui-ci était un ancien sergent de cavalerie, un homme très fort qui avait perdu la main droite à Nieuport. Il vivait de sa pension qui consistait en un permis d’exploiter une petite maison de jeu. Vicuna passa un pichet de Valdemoro à Don Francisco, qui préférait pourtant le blanc de Valdeiglesias mais le vida d’un trait, sans respirer.

— Et qu’en est-il du mémoire ? demanda Vicuna.

Le poète s’essuya la bouche du revers de la main. Quelques gouttes de vin étaient tombées sur la croix de Saint-Jacques brodée sur le devant de son pourpoint noir.

— Je crois, dit-il, que Philippe le Grand s’en est servi pour se torcher le cul.

— C’est quand même un honneur, fit observer le licencié Calzas.

Don Francisco se saisit d’un autre pichet.

— En tout cas – il fit une pause, le temps de boire un peu –, tout l’honneur est pour son cul royal. Le papier était bon, un demi-ducat la rame. Et je l’avais rédigé de ma plus belle écriture.

Il était assez contrarié, car les choses allaient plutôt mal pour lui, pour sa prose, pour sa poésie autant que pour ses finances. Quelques semaines plus tôt à peine, Philippe IV avait bien voulu annuler l’ordre d’emprisonnement puis d’exil qui pesait sur lui depuis la disgrâce, deux ou trois ans plus tôt, de son ami et protecteur le duc d’Osuna. Enfin réhabilité, Don Francisco avait pu rentrer à Madrid. Mais il était à court d’argent et le mémoire qu’il avait adressé au roi et dans lequel il demandait qu’on lui restituât l’ancienne pension de quatre cents écus qu’on lui devait pour ses services en Italie – il avait été espion à Venise dont il s’était enfui tandis que deux de ses comparses étaient exécutés – était tombé dans l’oreille d’un sourd. Tout cela ne faisait qu’exciter davantage l’humeur déjà chagrine d’un homme qui avait le génie de toujours s’attirer des ennuis.

— Patientia lenietur princeps, dit l’abbé Pérez pour le consoler. La patience apaise le souverain.

— Eh bien moi, elle m’échauffe la bile, révérend père.

Le jésuite regardait autour de lui d’un air soucieux. Chaque fois qu’un de ses amis se mettait en difficulté, il incombait à l’abbé Pérez de le justifier devant les autorités, comme homme d’Église qu’il était. Il absolvait même parfois ses amis sub conditionne, à leur insu. Par traîtrise, disait le capitaine. Moins tortueux que le commun des membres de son ordre, l’abbé Pérez se croyait souvent tenu de jouer le rôle d’arbitre dans les querelles. C’était un théologien qui avait vécu et comprenait les faiblesses humaines. Il était d’un naturel extraordinairement paisible et avait la conscience large comme la manche d’un cordelier. Son église se trouvait donc fort fréquentée par des femmes venues se faire pardonner leurs péchés, attirées qu’elles étaient par sa réputation d’homme peu rigoureux au tribunal de la pénitence. Quant aux habitués de la Taverne du Turc, ils ne parlaient jamais devant lui d’affaires troubles ni de femmes. Telle était la règle qu’il fallait respecter pour jouir de sa compagnie, de sa compréhension et de son amitié. Quand ses supérieurs lui reprochaient de fréquenter une taverne en compagnie de poètes et de spadassins, il avait coutume de leur répondre que les saints obtiennent le salut sans l’aide de personne, alors qu’il faut aller chercher les pécheurs où qu’ils se trouvent. J’ajouterai à son honneur que c’est à peine s’il touchait au vin et que jamais je ne l’entendis médire, ce qui, dans l’Espagne d’alors comme dans celle d’aujourd’hui, avait quelque chose d’insolite, même pour un ecclésiastique.

— Soyons prudents, monsieur Quevedo, ajouta-t-il en latin. Vous n’êtes pas dans une situation qui vous permette de murmurer à haute voix.

Don Francisco regarda le prêtre en rajustant ses besicles.

— Murmurer, moi ?… Vous vous trompez, mon père. Je ne murmure pas, j’affirme, et à haute voix.

Debout, tourné vers le reste de l’assistance, il récita alors d’une voix sonore et claire d’homme instruit :

Point ne me tairai, même si ton doigt touche tantôt ton front, tantôt ta bouche, conseillant silence, éveillant effroi. N’y a-t-il pas, morbleu, d’esprit farouche ? Doit-on toujours sentir ce que l’on dit ? Ne jamais dire ce que l’on a senti ?

Juan Vicunta et le licencié Calzas applaudirent. Fadrique le Borgne opina gravement du bonnet. Le capitaine Alatriste regardait Don Francisco avec un large sourire mélancolique que celui-ci lui rendit et l’abbé Ferez se donna pour vaincu, baissant les yeux vers son muscat généreusement allongé d’eau. Le poète revenait à la charge avec un sonnet qu’il récitait de temps en temps :

J’ai regardé les murs de ma patrie, puissants naguère, aujourd’hui effondrés…

Caridad la Lebrijana vint débarrasser la table et demander un peu de calme avant de s’éloigner avec un mouvement de hanches qui attira tous les yeux, sauf ceux du père jésuite, concentré sur son muscat, et ceux de Don Francisco, perdus dans ses combats contre des fantômes silencieux :

J’entrai céans, ne vis qu’affront, dépouille de l’ancien logis ; moins fort et plus tors le bâton, mon épée par l’âge assagie. Tout ce que mon regard déplore est le souvenir de la mort.

Des inconnus entraient dans la taverne et Diego Alatriste posa la main sur le bras du poète pour le calmer. Souvenir de la mort ! répéta Don Francisco en guise de conclusion. Puis il se rassit, absorbé dans ses pensées, acceptant le nouveau pichet de vin que lui offrait le capitaine. En vérité, à Madrid, Don Francisco se trouvait toujours entre deux incarcérations ou deux exils. Peut-être pour cette raison, même s’il lui arriva d’acheter quelques maisons dont les revenus lui furent souvent dérobés par des administrateurs sans scrupules, ne voulut-il jamais avoir sa propre demeure à Madrid. Il préférait loger à l’auberge. Entre les mauvais coups du sort, les trêves étaient bien courtes pour cet homme singulier, peste pour ses ennemis et ravissement pour ses amis, lui que nobles et beaux esprits venaient pareillement consulter, alors que bien souvent il n’avait pas un maravédis en poche. Fortune varie, et la sienne variait souvent.

— Puisqu’il faut nous battre, battons-nous, ajouta le poète quelques instants plus tard.

Il avait parlé d’une voix sourde, comme pour lui-même, un œil nageant sur son pichet de vin, l’autre déjà noyé dedans. La main toujours posée sur son bras, penché au-dessus de la table, Alatriste lui souriait avec une tristesse affectueuse.

— Nous battre contre qui, Don Francisco ?

Son expression était absente, comme s’il savait d’avance qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Don Francisco dressa un doigt en l’air. Ses besicles avaient glissé sur son nez et pendaient au bout de leur cordon, deux doigts au-dessus du pichet de vin.

— Contre la stupidité, la méchanceté, la superstition, l’envie et l’ignorance, dit lentement le poète, comme s’il regardait son reflet à la surface du vin. Autrement dit, contre l’Espagne et contre tout.

Assis près de la porte, j’écoutais ce discours, émerveillé et inquiet, devinant que sous les paroles chagrines de Don Francisco se cachaient des choses obscures que je ne pouvais comprendre mais qui n’étaient pas seulement l’effet de son caractère grognon. J’étais trop jeune encore pour savoir que l’on peut parler avec une dureté extrême de ce qu’on aime, avec l’autorité morale que nous confère cet amour. Comme je le compris plus tard, la situation de l’Espagne était source de grande tristesse pour Don Francisco de Quevedo. Une Espagne encore redoutable à l’extérieur, mais qui, malgré la pompe et les artifices de notre jeune et charmant monarque, malgré notre fierté nationale et nos héroïques faits d’armes, s’était endormie, plaçant toute sa confiance dans l’or et l’argent qu’apportaient les galions des Indes. Mais cet or et cet argent se perdaient entre les mains de l’aristocratie, des fonctionnaires et du clergé, paresseux, corrompus et oisifs. On les gaspillait en vaines entreprises comme cette nouvelle et coûteuse guerre de Flandre où l’entretien du moindre piquier coûtait une fortune. Jusqu’aux Hollandais, contre qui nous nous battions et qui nous vendaient les produits de leurs manufactures et entretenaient des relations commerciales à Cadix même, afin de s’emparer des métaux précieux que nos navires, après avoir esquivé leurs pirates, ramenaient du Ponant. Les Aragonais et les Catalans se barricadaient derrière leurs lois, le Portugal ne tenait que par un fil, le commerce était aux mains des étrangers, les finances dans celles des banquiers génois, et personne ne travaillait sauf les pauvres paysans, saignés par les collecteurs d’impôts au nom de l’aristocratie et du roi. Et au beau milieu de cette corruption, de cette folie, tournant le dos à l’histoire, la malheureuse Espagne, tel un bel animal, terrible en apparence, capable de furieux coups de griffes, mais le cœur rongé par une tumeur maligne, pourrissait de l’intérieur, condamnée à une décadence inexorable dont la vision n’échappait pas à la clairvoyance de cet homme hors du commun qu’était Don Francisco de Quevedo. Mais en ce temps-là, je n’étais capable que de deviner la hardiesse de ses propos. Je jetais des coups d’œil inquiets dans la rue, m’attendant à voir surgir d’un moment à l’autre les argousins du corrégidor, venus l’emprisonner pour son orgueilleuse imprudence.

Ce fut alors que je vis le carrosse. Je mentirais si je disais que je n’attendais pas son passage dans la rue de Tolède, deux ou trois fois par semaine, à peu près toujours à la même heure. Il était noir, garni de cuir et de velours rouge. Le cocher ne conduisait pas ses deux mules du haut de son siège mais chevauchait l’une d’elles, comme c’était l’habitude avec ce genre d’attelage. Une bonne voiture, mais discrète, comme on en voit à ceux qui occupent une position élevée dans la société mais ne peuvent, ou ne veulent, trop se montrer. De riches commerçants ou de hauts fonctionnaires qui, sans appartenir à la noblesse, jouissaient de grands pouvoirs à la cour.

Cependant, ce qui m’importait n’était pas le contenant mais le contenu. La main encore enfantine, blanche comme du papier de soie, que l’on voyait délicatement posée sur l’encadrement de la portière. Le reflet doré d’une chevelure longue et bouclée. Et les yeux. Malgré le temps qui a passé depuis que je les vis pour la première fois, malgré les nombreux déboires et aventures que ces yeux bleus allaient me valoir au cours des années qui suivirent, aujourd’hui encore je suis incapable d’exprimer par écrit l’effet de ce regard lumineux et très pur, si trompeusement limpide, d’une couleur semblable à celle du ciel de Madrid que, plus tard, sut peindre comme personne l’artiste favori de Sa Majesté, Diego Velázquez.

Angélica d’Alquézar devait avoir onze ou douze ans et l’on devinait déjà en elle la splendide beauté qu’elle allait devenir et que Velázquez immortalisa sur le fameux tableau pour lequel elle posa quelque temps plus tard, en 1635. Mais à l’époque dont je parle, une dizaine d’années plus tôt, en ces matins de mars qui précédèrent l’aventure des deux Anglais, j’ignorais l’identité de la petite fille qui tous les deux ou trois jours parcourait en carrosse la rue de Tolède, en direction de la Plaza Mayor et du Palais royal où – comme je l’appris par la suite – elle assistait la reine et les jeunes princesses en qualité de menine, grâce au poste qu’occupait son oncle, l’Aragonais Luis d’Alquézar, alors l’un des secrétaires les plus influents du roi. Pour moi, la petite fille blonde dans son carrosse n’était qu’une merveilleuse vision céleste, aussi éloignée de ma pauvre condition de mortel que pouvaient l’être le soleil ou la plus belle étoile de ce coin de la rue de Tolède où les roues de la voiture et les pattes des mules altières éclaboussaient de boue tous les passants.

Ce matin-là, quelque chose vint troubler la routine habituelle. Au lieu de passer comme toujours devant la taverne et de poursuivre sa route, laissant apercevoir le temps d’un instant sa blonde passagère, la voiture s’arrêta avant d’arriver à ma hauteur, à une vingtaine de pas de la Taverne du Turc. Prise dans la boue, une douve de tonneau s’était collée à l’une des roues et bloquait l’essieu. Le cocher n’eut d’autre choix que d’arrêter ses mules et de mettre pied à terre, ou plutôt dans la boue, pour retirer l’obstacle. Un groupe de jeunes vauriens qui fréquentaient la rue s’approcha alors pour le railler. Le cocher, de fort méchante humeur, se saisit de son fouet afin de les mettre en fuite. Peine perdue. Les garnements de Madrid étaient alors aussi belliqueux que des taons – natif de Madrid, je saurais mieux me battre, disait une vieille chanson –, et de plus ce n’était pas tous les jours qu’ils avaient un carrosse pour exercer leur adresse. Toujours est-il qu’armés de mottes de terre, ils firent montre dans le maniement des projectiles d’une dextérité qui eût rendu jaloux les plus habiles arquebusiers de nos régiments.

Je me levai, alarmé. Le sort du cocher m’importait bien peu, mais cette voiture transportait quelque chose qui, à ce stade de ma jeune vie, était le plus précieux trésor qu’on pût imaginer. Et puis j’étais le fils de Lope Balboa, mort glorieusement durant les guerres de Sa Majesté. Je n’avais donc pas le choix.

Résolu à me battre pour une personne que je considérais être ma dame, même de loin et avec le plus grand respect, je fonçai sur les jeunes vauriens et, en deux coups de poing et quatre coups de pied, je mis en déroute les forces ennemies qui prirent la poudre d’escampette, me laissant maître du champ de bataille.

L’élan de ma charge – et mon désir secret, il faut bien le dire – m’avait conduit à la hauteur de la voiture. Le cocher n’était pas d’un naturel reconnaissant : après m’avoir regardé de haut en bas, il se remit au travail. J’étais sur le point de me retirer quand les yeux bleus apparurent à la portière de la voiture. Cette vision me cloua sur place et je sentis le rouge me monter au visage avec la force d’un coup de pistolet. La petite fille me regardait avec une fixité qui aurait fait tarir l’eau de la fontaine voisine. Blonde. Pâle. Très belle. Que vous dire de plus ? Elle ne souriait même pas, se contentant de me regarder avec curiosité. De toute évidence, mon intervention n’était pas passée inaperçue. Quant à moi, ce regard, cette apparition me récompensaient amplement de ma peine. Je fis un geste de la main comme pour toucher un chapeau imaginaire et m’inclinai.

— Iňigo Balboa, à votre service, balbutiai-je en réussissant cependant à donner à mes paroles une certaine fermeté qui me parut galante. Page du capitaine Don Diego Alatriste.

Impassible, la petite soutint mon regard. Le cocher avait repris sa place. Il poussa ses bêtes et la voiture s’ébranla. Je fis un pas en arrière pour éviter que les roues ne m’éclaboussent et, en cet instant précis, elle posa sur la portière une main menue, parfaite, blanche comme la nacre, et je crus presque qu’on me donnait cette main à baiser. Puis sa bouche, deux lèvres pâles et parfaitement dessinées, ébaucha ce qui pouvait s’interpréter comme un sourire distant, énigmatique et mystérieux. J’entendis claquer le fouet du cocher, et la voiture s’éloigna, emportant avec elle ce sourire dont aujourd’hui encore j’ignore s’il fut réel ou imaginé. Et je restai planté au beau milieu de la rue, épris de tout mon être, regardant s’éloigner cette toute jeune fille semblable à un ange blond, ignorant, pauvre de moi, que je venais de faire la connaissance de ma plus douce, ma plus dangereuse et ma plus mortelle ennemie.